L’affrontement politique entre Ousmane Sonko et Macky Sall est la dernière manifestation d’une particularité de la politique sénégalaise, depuis son indépendance. En Afrique francophone, le Sénégal a été de tout temps considéré comme une exception démocratique compte tenu de ses transitions pacifiques du pouvoir qui contrastent avec l’instabilité chronique sur le reste du continent. Ces transitions de pouvoir qui ont lieu entre Léopold Sédar Senghor et Abdou Diouf, en décembre 1980, entre Abdou Diouf et Abdoulaye Wade en mars 2000 suite à la victoire électorale de ce dernier et enfin, entre Abdoulaye Wade et Macky Sall qui a gagné les élections présidentielles en mars 2012, n’ont jamais pu sortir le Sénégal du giron français et le mettre sur le chemin du souverainisme. Mais sous chacun de ces chefs d’État sénégalais, on note d’une part la dérive autocratique et d’autre part, l’attachement à la France et aux confréries musulmanes comme deux tendances constantes.
Ousmane Sonko et Macky Sall
Au Sénégal, au lendemain de l’annonce de la condamnation d’Ousmane Sonko, principal opposant actuel au régime du président Macky Sall, les partisans du maire de Ziguinchor et une partie conséquente de la population ont battu pavées et rues. Ils réclament violemment l’annulation de cette décision et la libération inconditionnelle de leur leader, candidat panafricaniste déclaré aux prochaines élections présidentielles de 2024. Accusé d’un présumé viol et persécuté par le régime depuis 2021, M. Sonkho, ancien pensionnaire de l’École Nationale du Sénégal (ENA), en vertu de sa riche carrière d’inspecteur des impôts et domaines, avait dénoncé des malversations du gouvernement du président Macky Sall et sa politique françafricaine. Déclaré ennemi public numéro 1 au Sénégal, son interpellation par les forces de l’ordre a suscité de violents affrontements avec les manifestants. On déplore 15 morts depuis jeudi 29 mai dans différentes villes du Sénégal.
De cette situation, on peut noter la répression et les manœuvres d’un régime désireux d’éliminer une fois de plus, ses adversaires. Une pratique courante sous le règne de Macky Sall, qui a ainsi pu éliminé précédemment des adversaires de taille tels que Karim Wade ou encore Khalifa Sall de cette manière.
Seulement cette fois-ci, la voix du militant et leader du parti Patriotes Africains du Sénégal pour le Travail, l’Éthique et la Fraternité (PASTEF), soutenu par la coalition de l’opposition Yewwi Askan Wi, se confond à la grogne populaire, qui y voit en lui un net changement dans la vie politique du pays. Dans la sous-région et en Afrique, il s’est également donné auprès des milieux panafricanistes et souverainistes une réputation de leader politique charismatique à la suite des émeutes sanglantes de 2021. Aujourd’hui, les autorités n’entendent pas laisser se rééditer ce qui s’est passé en 2021 et sont allés jusqu’à la censure des réseaux sociaux.
Des figures de l’opposition ne manquent pas au devant de la scène politique. On pense notamment à Idrissa Seck, Khalifa Sall, Aminata Tall, Soulemane Ndeye Ndiayé, Barthélémy Dias, Déthié Fall etc. Cependant, Ousmane Sonko est celui dont la voix résonne le plus, qui incarne la lutte contre l’impunité, le changement et surtout le panafricanisme dont a soif les foules en Afrique de nos jours. Son combat lui a valu d’être radié de la fonction publique par le décret n°2016-1239 de l’Inspection générale des impôts et domaines et traîné au tribunal à plusieurs reprises dans l’affaire d’accusation de viol et de menaces de mort d’une jeune dame à son encontre. C’est surtout une dernière condamnation à 2 ans de prison pour corruption de la jeunesse le 1er juin 2023, suivie d’une arrestation en pleine manifestation avec ses sympathisants, qui a mis le feu à la poudrière. Une parodie de justice dénoncée par plusieurs membres de l’opposition.
Un troisième mandat de trop pour Macky Sall
Les récents troubles meurtriers ne sont donc pas du hasard. Macky Sall, autrefois poursuivi au temps de son mentor Abdoulaye Wade, est en train de perpétrer, ironiquement, une vieille pratique de longue date. Intellectuel et homme politique d’envergure, il est aujourd’hui tenté par un troisième mandat de trop. À cet effet, il a déjà procédé à plusieurs toilettages de la constitution du pays et comme cela ne suffit pas, il ne compte pas laisser un adversaire de poigne lui barrer la route.
La démocratie sénégalaise sous Senghor
La persécution de figures politiques ne date pas d’aujourd’hui au Sénégal.
Sur le régime de Senghor, le cas le plus connu fut l’arrestation en décembre 1962 et l’incarcération pendant 12 ans de Mamadou Dia, accusé de coup d’État. Mamadou Dia était à l’époque le premier ministre sénégalais tandis que Léopold Sédar Senghor en était le président de la république. La divergence entre les deux hommes politiques est née d’une part des pratiques d’abus de pouvoir reprochées à certains députés proches de Senghor et d’autre part, le revirement de la politique économique réclamé par Dia qui voulait transformer l’économie de rente agricole basée sur l’arachide exportée en France, en une véritable économie de développement.
Senghor a fait appel à l’armée soutenue par des officiers français pour arrêter Mamadou Dia. C’était dans le contexte de la guerre froide où la France en particulier et l’Occident ne tolèrent aucun enthousiasme des leaders africains pour le marxisme qui était en vogue sur le continent et pour qui le cœur de Mamadou Dia battait. Après son arrestation, Senghor instaura un régime de parti unique jusqu’en mai 1976, auquel succéda les mandats d’Abdou Diouf.
Les dérives des années Diouf
De même, la vie politique sénégalaise, sous le régime de Abdou Diouf, a été particulièrement marquée par une série d’atteintes à la démocratie.
Les élections présidentielles du 28 février 1988 ont été marquées par des violences et des allégations de fraudes massives. Les partisans d’Abdoulaye Wade ont manifesté violemment leurs mécontentements et le pouvoir a réagi en les matant sévèrement. Plusieurs leaders de l’opposition, dont Abdoulaye Wade, sont arrêtés, incarcéré pendant 3 ans avant d’être libéré et intégré dans un gouvernement d’unité nationale.
Les désillusions des années Wade
L’arrivée au pouvoir d’Abdoulaye Wade après son élection en mars 2000, fut la première véritable alternance politique du Sénégal depuis son indépendance. Son avènement avait suscité beaucoup d’espoirs au Sénégal, en Afrique et dans le monde sur l’avenir de la démocratie sur le continent. Le pays a affiché sous sa présidence une croissance économique soutenue tout au long de ses années au pouvoir (2000-2012). Toutefois, ses efforts n’ont pas suffi à endiguer la pauvreté chez une partie importante de la couche sociale. Le chômage a grimpé à 47% autour de 2009 et des manifestations populaires ont eu lieu dans différentes villes du pays. Celle de juin 2011 est intervenue à un moment où Abdoulaye Wade cherchait à briguer un troisième mandat présidentiel, après une série de tripatouillages constitutionnels, afin d’assurer la succession à son fils Karim Wade. Ces manœuvres rencontrent la ferme opposition de Macky Sall qui subit la foudre d’Abdoulaye Wade et démis de ses fonctions de président de l’Assemblée Nationale le 8 novembre 2008. A 85 ans, Abdoulaye Wade échoua aux scrutins de 2012 face à son ancien protégé, Macky Sall, qu’il félicita au soir des élections. Sous son règne, on assiste à un net recul des libertés individuelles, qui se traduisent par l’emprisonnement de journalistes, la répression des manifestations ainsi que les gardes à vue et convocations fréquentes dans les tribunaux.
La France et le Sénégal
Le Sénégal demeure en Afrique l’une des démocraties les plus stables. Toutefois, ses liens séculaires avec la France et ses intérêts continuent de façonner la vie politique du pays. Il est clair qu’aucun leader politique sénégalais ne peut véritablement gouverner le pays sans tenir compte de ses paramètres.
“En Afrique, quand les enfants ont grandi, ils quittent la case de leurs parents et construisent une case à côté. Croyez-moi, nous ne voulons pas quitter l’enceinte française. Nous y avons grandi et il est bon d’y vivre. Nous voulons simplement construire nos propres huttes.” – Léopold Sédar Senghor, Discours, 1957. Contrairement à plusieurs autres nationalistes africains comme Ahmed Sékou Touré ou Modibo Kéita, Léopold Sédar Senghor était des leaders africains qui militaient pour une indépendance qui maintienne des relations étroites avec la France. Même Abdoulaye Wade qui a été élu comme candidat opposé au Parti Socialiste Sénégalais n’a pas pu changer cette réalité. Abdoulaye Wade n’a jamais pu refaire le procès sur le supposé coup d’Etat de Mamadou Dia contre Léopold Sédar Senghor afin de restaurer sa mémoire comme il l’avait toujours promis. Par ailleurs, les confréries musulmanes jouent un rôle important dans la politique sénégalaise.
Les confréries religieuses
Les confréries religieuses, également appelées confréries soufies, ont une influence non négligeable au Sénégal. Véritables institutions sociales, elles sont plusieurs dont les trois plus importantes et les plus influentes étant les Mouride, Tijaniyya et Qadiriyya. La confrérie mouride, fondée à la fin du XIXe siècle par le savant et mystique sénégalais Amadou Bamba, est la confrérie la plus importante et la plus influente du Sénégal. On estime que jusqu’à un tiers de la population sénégalaise appartient à la confrérie mouride. Les confréries Tijaniyya et Qadiriyya sont également importantes au Sénégal, avec de nombreux adeptes et une forte présence dans de nombreuses régions du pays. Les intérêts politiques des membres de ces confréries est un facteur important dans la façon dont le pouvoir est géré dans le pays. Elles ont joué un rôle important dans les alliances politiques qu’elles font et défont. Abdoulaye Wade en était si proche qu’il en avait fait son d’une parcelle de 5,8 hectares de terre à la confrérie mouride, pour la construction d’une mosquée, au début des années 2000. Religion et pouvoir ? Un tandem historiquement polémique.
L’élite sénégalaise, qu’elle que soit son obédience, s’efforce de respecter les facteurs essentiels dans la vie politique du pays. Ainsi sur les questions comme l’avenir du Franc CFA ou l’intervention militaire de la France au Sahel, la position du Sénégal est celle d’un attachement presque sentimental aux intérêts français tout comme la Côte d’Ivoire.
De même, les confréries religieuses ont une collision d’intérêts avec la France comme ce fut le cas dans la mise à l’écart de Mamadou Dia.
Ousmane Sonko, tout comme Abdoulaye Wade et Macky Sall, sera probablement un jour le successeur de ses persécuteurs. Mais quant à la réalisation de son agenda panafricaniste et souverainiste, rien n’est sûr. Il y a des réalités et des facteurs qu’il ne pourra pas ignorer. Parviendra-t-il à transformer la société sénégalaise en s’éloignant de l’influence séculaire française ou est-ce plutôt la société sénégalaise qui le transformera en un imitateur de ses prédécesseurs ? Seul l’avenir le dira.