Synopsis : Evgueni Prigogine est un personnage controversé. Tout chercheur qui analysera ses actions au cours des journées du vendredi 23 et du samedi 24 juin 2023 en Russie et son narratif, sera forcément amené à se demander quelles étaient ses véritables intentions et motivations. Voulait-il sauver la Russie? Vouait-il réveiller Poutine de son sommeil en dénonçant les erreurs stratégiques dans lesquelles ses collaborateurs Sergei Shoigu le ministre de la défense et Valery Gerasimov, le chef d’état major le poussaient? Ou bien voulait-il dans une quête encore plus délirante de puissance et d’argent, utiliser la gloire de Wagner obtenue sur le champ de bataille pour prendre le pouvoir au Kremlin? Qu’allons-nous retenir pour l’histoire?
Prigogine et Wagner
En réalité, le groupe Wagner n’est privé que de nom. Comme dans tout pays, l’État russe peut sur une base contractuelle louer les services d’un prestataire au profit d’intérêts publics. Prigogine était un prestataire du Ministère de la Défense. Son amitié avec Vladimir Poutine qui est aussi originaire de la ville historique de Saint-Pétersbourg a certainement joué dans son obtention de ces contrats de restauration de l’armée, lesquels contrats lui ont permis d’amasser d’énormes fortunes rapidement.
À la suite de la création du groupe Wagner dont la responsabilité incombe principalement à Dmitri Valerievich Outkine qui est un ancien agent des services de renseignements militaires (GRU), sa gestion a été confiée à Prigogine. Le fait que Prigogine est une personne civile donne au Wagner un visage qui devrait lui permettre d’effectuer des opérations clandestines à l’étranger sans que l’on ne puisse directement associer Moscou à ses agissements. Mais le Wagner n’a jamais été une entité indépendante. Il opérait sous le contrôle des services renseignements militaires (GRU) et restait ouvert au recrutement de combattants étrangers un peu comme la Légion Étrangère en France.
C’est l’État russe qui finance et équipe les troupes de Wagner tandis que le rôle essentiel de Prigogine consistait à assurer les relations publiques du groupe. Les redevances des prestations du Wagner à l’étranger sont versées à Prigogine.
Wagner en Ukraine
Après les contre-offensives ukrainiennes de Kherson fin août 2022 et de Kharkiv début septembre 2022, le général Sergueï Surovikin qui était le commandant des forces aérospatiales est devenu d’octobre 2022 à janvier 2023, le commandant de toutes les forces armées russes en Ukraine. Il avait assigné comme tâche au groupe Wagner de transformer la ville de Bakhmout en un « hachoir à viande ». Dès lors, à partir de novembre 2022, les combats qui étaient de faible intensité à Bakhmout depuis août 2022 quand – à la suite de Lysychansk et de Sievierodonetsk de mai à juillet 2022, les russes ont attaqué l’axe Solidar-Bakhmout, se sont intensifiés. Les troupes retirées de Kherson et celles de Wagner renforcées par des recrues venus des prisons affrontent les ukrainiens dans une guerre de tranchée. Le 20 mai 2023, la ville est entièrement capturée par le Wagner.
Désaccords entre Wagner et le gouvernement sur le plan opérationnel
La tâche qui était assignée à Wagner devrait être exécutée en 6 mois. Mais l’enlisement des combats n’ont pas permis le respect de ce délai. Après les préparatifs pour une contre-offensive ukrainienne, lesquels préparatifs ont consisté à la mise en place de fortifications, de champs de mines, de tranchées et d’unités mobiles destinées à opérer dans cette ligne de contact, l’armée russe voulait passer à une autre étape de la guerre.
Le chef de Wagner, qui voulait à Bakhmout une victoire éclatante qu’il pourrait vendre pour réhausser le prestige de son groupe, n’a pas pu digérer la diminution de la ration de munitions.
Par ailleurs, le gouvernement a décidé que les combattants des compagnies militaires privées devraient désormais signer des contrats de travail avec le Ministère de la Défense afin de continuer à prendre part à la guerre en Ukraine. Le chef du Wagner a dû voir dans ces mesures du Ministère de la Défense la fin des avantages qu’il tirait des contrats de prestation avec l’Etat.
Désaccords de Wagner avec le gouvernement sur le plan stratégique
Vladimir Poutine n’est pas des plus extrémistes dans le paysage politique de la Russie quand on en vient aux relations du pays avec les Occidentaux. Vladimir Poutine est un réaliste qui a toujours privilégié la diplomatie et le compromis. Loin de tout ce qui se dit dans les médias à son sujet, il est un dirigeant qui s’est toujours montré légaliste agissant en tirant leçons de la longue histoire tragique et tumultueuse de la Russie.
En février 2022, ayant constaté l’échec des accords de Minsk I et II dont l’application aurait dû maintenir la région séparatiste du Donbass dans l’Ukraine comme une entité autonome et l’intention ouvertement exprimée par à le gouvernement ukrainien et les États-Unis d’Amérique de faire adhérer l’Ukraine à l’OTAN, Vladimir Poutine avait la nette compréhension de ce que l’establishment à Washington avec l’élection de Joe Biden ne constituait plus un partenaire pour la paix.
De février à avril 2022, la première phase de la guerre en Ukraine était par une incursion avec un petit contingent de soldats russes. La taille de ce contingent ne milite pas du tout en faveur du narratif des médias occidentaux qui consiste à considérer que la Russie voulait conquérir l’Ukraine. En effet, pour Moscou, l’objectif du conflit à cette étape était de montrer sa détermination et forcer l’Ukraine et les Occidentaux à engager avec elle des discussions sérieuses sur les questions qu’ils avaient refusé d’aborder avec la Russie quand celle-ci a lancé un ultimatum à l’Ukraine avant le déclenchement de la guerre.
Cette stratégie aurait réussi sans les pressions occidentales qui ont fait échec aux négociations entre l’Ukraine et la Russie à Istanbul en Turquie en avril 2022. Au prime abord, les deux parties belligérantes étaient tombées d’accord. Toutefois, les pressions de l’OTAN notamment de Washington et Londres ont décidé Volodymyr Zelenskyy à rejeter ces accords et à ne faire aucune concession à la Russie. Le Premier ministre britannique Boris Johnson s’était personnellement déplacé à Kiev à ce sujet.
Après l’échec de ces négociations, la Russie s’est fixée comme objectif de procéder à la conquête du Donbass où depuis 2014, les séparatistes de cette province russophone étaient en guerre avec l’armée ukrainienne.
Mais dans cette phrase de la guerre surtout à partir des contre-offensives d’août et septembre 2022 à Kherson et à Kharkiv, les Russes ont choisi une stratégie défensive.
C’est là une stratégie qui ne convainc pas beaucoup de Russes y compris dans le rang de l’armée. Prigogine fait partie des adversaires de cette stratégie. Il souhaite une stratégie plus agressive à laquelle semble adhérer la majorité des Russes face à la détermination des Occidentaux qui font tout afin que la guerre perdure.
Actes de trahison de Prigogine?
Le chef du Wagner, étant bien conscient de l’influence grandissante de son groupe dans l’opinion publique, utilisait toutes les opportunités que lui offraient les victoires sur le champ de bataille pour critiquer le ministre de la défense et le chef d’État major se présentant comme la seule entité qui véritablement combattait l’armée ukrainienne avec la férocité nécessaire.
Beaucoup d’analystes ont dû penser que les critiques de Prigogine à l’égard du Ministère de la défense et du Chef d’État major des armées étaient forcément approuvées par Poutine.
Toutefois, la décision du gouvernement russe permettant au Ministre de la Défense de signer des contrats de travail avec les combattants des compagnies militaires privées a dû être le déclencheur de la tentative de rébellion de Prigogine sachant qu’il pourrait rallier à sa cause une partie de l’armée et de la société russes pour se débarrasser des ministres de la défense et du chef d’État major ou même dans le meilleur des scénarios s’accaparer du pouvoir.
Selon un article paru dans le Washington Post, “Prigogine a déclaré que si les commandants ukrainiens retiraient leurs soldats de la zone autour de Bakhmout, il donnerait à Kiev des informations sur les positions des troupes russes, que l’Ukraine pourrait utiliser pour les attaquer. Prigogine a transmis la proposition à ses contacts au sein de la direction du renseignement militaire ukrainien, avec qui il a maintenu des communications secrètes au cours de la guerre, selon des documents de renseignement américains non signalés auparavant divulgués sur la plateforme de discussion de groupe Discord.”
Plusieurs officiels, politiciens, analystes ou médias américains ou européens avaient déjà prédit à maintes reprises l’insurrection de Prigogine contre Poutine. “Des responsables du renseignement américain ont informé mercredi de hauts responsables militaires et administratifs que Evgueni Prigogine, le chef du groupe de mercenaires Wagner, se préparait à mener une action militaire contre de hauts responsables de la défense russe, selon des responsables proches du dossier.” – New York Times
La question au sujet de la possible implication des services de renseignements occidentaux dans ce qu’il conviendrait d’appeler dans ce cas – une tentative de coup d’État n’est pas à être exclue. De même, il se peut qu’il ait bénéficié de complicité dans l’armée russe et au sein des oligarques. L’objectif serait de ramener la Russie à ces temps où les oligarques avec la complicité des occidentaux pillaient les ressources du pays pour laisser la grande majorité de la population dans la paupérisation de masse.
Même si pour l’instant le calme semble être revenu à Moscou et que la confusion causée par cette tentative de rébellion n’a pas un impact immédiat sur les combats en Ukraine, tout ceci pose le problème de l’inexistence jusqu’à présent d’une stratégie claire de sortie de la guerre vers la paix.
Est-ce que la stratégie défensive, le fait d’envisager que cette guerre perdue dans ce contexte de refus de compromis de l’Occident offre à la Russie une fin victorieuse ? De toute façon, depuis la fin de cette tentative de mutinerie, les médias et politiciens occidentaux s’accrochent encore plus qu’avant à leur narratif d’une Russie faible et sur le point de s’écrouler. La seule chose qui peut arriver dans ce contexte est le risque d’une escalade plus grande pouvant aboutir à une guerre totale entre l’OTAN et la Russie.